A l'Est, quoi de nouveau ?

Nouvelles d'Europe Centrale et Orientale.

Par Robin Durand

Depuis près de deux mois, la Russie mène une guerre d'agression et de destruction en Ukraine. Les images et les informations qui nous parviennent sont insoutenables. Civils tués, infrastructures détruites, familles décimées, on a peine à croire que tout cela se passe tout près de chez nous, en Europe. Face à cette situation, la révolte est une réaction tout à fait normale. Il ne faut pas accepter la banalisation de la violence et, surtout, il faut nommer les vrais fautifs de cette guerre : Vladimir Poutine et son entourage proche. Quoi qu'aient pu faire les Ukrainiens - et nous savons que vouloir vivre en paix n'est pas un crime - rien ne peut justifier la guerre et son cortège d'atrocités.

Si les condamnations de cette guerre sont absolument unanimes en Europe et dans une très grande partie du monde, les informations qui nous parviennent au compte-goutte de Russie ne sont pas réjouissantes. D'après un récent sondage1, entre 70% et 80% des Russes soutiendraient l'action du président et la campagne militaire en Ukraine. De quoi décourager tous ceux qui espèrent que le changement vienne de la population russe, seule en mesure d'exiger de ses dirigeants la fin immédiate de cette guerre honteuse menée en leur nom.

Chaque jour de guerre sur fond de relative apathie de la population russe, contribue un peu plus à nous convaincre que M. Poutine bénéficie d'un soutien massif et qu'aucun changement n'est à attendre dans sa politique. Alors, les Russes veulent-il vraiment la guerre ? C'est la question que nous sommes en droit de nous poser. Allons directement à l'essentiel, la réponse est non. Expliquons pourquoi.

Le traumatisme de la guerre

Lorsque j'ai voyagé pour la première fois en Russie, au début des années 2000, j'ai été marqué par l'omniprésence du thème de la guerre dans la société russe. Les Russes ont connu plusieurs traumatismes liés à la guerre dans leur histoire récente et l'opinion largement partagée est : plus jamais ça.

La guerre d'Afghanistan, de 1979 à 1989, a contribué à la chute de l'URSS en imposant à l'Etat soviétique des dépenses et des pertes humaines intenables. Beaucoup de familles ont perdu au moins un membre de leur famille dans cette guerre inutile et injustifiée. Plus tard, ce fut la Tchétchénie qui traumatisa toute une génération avec deux guerres particulièrement meurtrières. L'usage déraisonnable de moyens humains pour venir à bout du conflit, l'envoi de jeunes appelés pour grossir les rangs de l'armée et les opérations de vengeance organisées par les combattants tchétchènes jusque dans Moscou ont laissé un profond traumatisme et le sentiment que la guerre est la pire chose qui puisse arriver.

Les guerres de Tchétchénie sont un traumatisme profondément ancré dans la conscience collective russe

Wikimedia commons, [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

C'est d'ailleurs sur ce rejet unanime de la guerre que Vladimir Poutine a construit une partie de sa popularité et justifié son tournant autoritaire. L'idée était qu'un pouvoir fort garantirait la sécurité des citoyens et la souveraineté du pays. Les Russes dans leur majorité ont accepté ce contrat social, cet échange de leur liberté contre la paix, illustré par la formule « Лишь бы не было войны2». Quelle ironie lorsque l'on pense que c'est ce même Vladimir Poutine qui entraîne aujourd'hui son pays dans la guerre.

Nous sommes donc ici face à une situation paradoxale. La guerre en tant que telle fait l'objet d'un rejet unanime et pourtant les sondages indiquent un soutien massif de la population. La vérité est que l'on ne peut pas vraiment faire confiance aux informations qui nous viennent de Russie, et ce pour plusieurs raisons.

Le pouvoir de la propagande

La première est l'absence totale de sources d'information indépendantes en Russie. Les quelques médias indépendants qui survivaient difficilement avant la guerre et ne touchaient qu'un public restreint d'urbains instruits ont été fermés à la suite de l'adoption de la loi sur les fausses informations3. Cet ultime coup de massue sur le paysage audiovisuel russe vient parachever un processus démarré dès l'arrivée de M. Poutine au pouvoir en 1999. Convaincu de l'importance des médias dans la formation de l'opinion publique, et particulièrement du rôle central de la télévision, le successeur de Boris Eltsine s'est attaché à prendre méticuleusement le contrôle de toutes les chaînes indépendantes, usant de différents stratagèmes allant du rachat par des oligarques proches du pouvoir à la nationalisation pure et simple.

Le résultat de cette politique est qu'il n'existe plus en Russie de médias indépendants, tous les médias sont contrôlés par l'Etat et utilisés par ce dernier pour imposer sa vision du monde. Toutes les chaînes de télévisions, toutes les stations de radio, tous les organes de presse écrite racontent à longueur de journée que ce qui se passe en Ukraine n'est pas une guerre mais une « opération spéciale militaire », que l'Ukraine est gangrénée par le nazisme et que la population russe d'Ukraine subit un génocide.

Les arguments grossiers de la propagande d'Etat ne résisteraient pas à un examen un tant soit peu attentif des faits, mais cet examen est totalement absent du paysage audiovisuel russe. Un mensonge répété mille fois finit par devenir une vérité4 aux yeux de nombreux téléspectateurs. Pire, la version officielle est martelée avec tant d'ardeur qu'elle finit par instiller à travers toute la société russe et est reprise y compris par ceux qui, par choix ou non, ne regardent pas la télévision et n'écoutent pas la radio. Elle devient la seule version, l'unique vision du monde imposée par un pouvoir paranoïaque en décalage complet avec la réalité.

Selon cette vision du monde, la Russie serait encerclée5, entourée d’ennemis prêts à tout pour la détruire. Les Etats-Unis jouent le rôle du grand méchant, ennemi presque héréditaire responsable de tous les maux de la Russie. Ce sont eux qui, selon la version des autorités russes, poussent les ukrainiens à attaquer la Russie qui, de son côté, est obligée de déclencher une guerre préventive pour se protéger.

Vladimir Soloviev, un des principaux défenseurs de la version officielle russe à la télévision d'Etat,
lors d'une interview avec Vladimir Poutine en 2015

Wikimedia commons, [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

Cette vision est d'autant plus puissante qu'elle conforte les Russes dans l'idée qu'ils sont dans leur droit et du bon côté de l'histoire. Il est toujours plus facile de croire à un mensonge, même grossier, plutôt que d'accepter sa culpabilité et proposer des réparations.

Du danger de s'opposer à l'Etat en Russie

Cette tendance est d'autant plus forte que les risques auxquels s'exposent les opposants à la guerre sont extrêmement élevés. Nous avons déjà évoqué la loi sur les fausses informations qui prévoit jusqu'à quinze ans d'emprisonnement pour ceux qui voudraient remettre ouvertement en cause la version officielle. Il faut également mentionner la brutalité absolue avec laquelle sont réprimés les meetings anti-guerres. La police anti-émeute fait preuve d'un zèle particulièrement dissuasif et démontre une totale impunité pour ses faits de violence contre les manifestants.

Plusieurs affaires particulièrement médiatisées ont contribué à former en Russie un climat de terreur et dissuader toute action de protestation contre la guerre en Ukraine. A titre d'exemple, des personnes ont été arrêtées pour avoir affiché une pancarte "non à la guerre" à leur balcon6. D'autres ont été arrêtés dans la rue, à proximité d’une manifestation, et passé quinze jours en garde-à-vue sans plus de justification.

Dans tous les cas, la police agit délibérément avec une violence disproportionnée et adresse un message simple à la population : personne n'est à l'abri et toute contestation sera très durement réprimée. Il faut ajouter à cela les innombrables intimidations, agressions verbales et physiques de personnes s'étant déclarées opposées à la guerre, le tout sous le regard des caméras et diffusé en prime time dans tout le pays.

Il est important de rappeler à cet égard que la répression n’est pas un phénomène récent en Russie. Nous avons déjà parlé dans un article précédent des répressions de l’année 2020, il faudrait mentionner également l’écrasement des manifestations de la place Bolotnaïa en 2011-2012. Malgré cette répression ancienne et brutale, les Russes restent nombreux à participer à des actions sporadiques et à manifester leur opposition de manière parfois très subtile. Il faut bien comprendre que dans ce contexte, toute protestation, même modeste, est un acte héroïque, l'arbre qui cache la forêt en quelque sorte.

Un manifestant tient une pancarte affirmant : « Poutine, c'est la guerre », lors d'une marche en mémoire de Boris Nemtsov le 1er mars 2015

Wikimedia commons, [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

L'opinion publique (russe) n'existe pas

Il paraît évident dans ce contexte qu'il est difficile de parler d'opinion publique en Russie. Comme le souligne Ekaterina Shoulman7, les enquêtes d'opinion ont des fonctions très différentes en Occident et en Russie. L'objectif des instituts de sondage russes n'est pas d'obtenir une image fiable de la société mais plutôt de conforter la version officielle. A quoi bon protester si une écrasante majorité de Russes soutient la guerre ? La vérité est que les personnes interrogées dans le cadre de ces enquêtes d'opinion cherchent surtout à deviner la réponse qu'on attend d'elles. Il paraît évident que quiconque défend une position pacifiste dans le cadre d'une enquête d'opinion verra son nom transmis aux services compétents. L'enjeu est donc plus d'éviter d'éventuelles poursuites que de s'exprimer librement.

Cette situation conduit à la formation d’une fausse opinion publique, façonnée par la propagande et les répressions ainsi que l’illusion d’un soutien populaire unanime. Si une part importante de la population russe soutient l’action de Vladimir Poutine par idéologie, il paraît évident que la majorité des Russes se contente d’un soutien de façade qui s’écroulera à la première brèche.

Le contraste est d’ailleurs saisissant avec la situation de 2014. La prise de la Crimée avait suscité à l’époque un véritable engouement populaire et un soutien sincère de la population au président8. Le « retour de la Crimée dans son port d’attache » avait d’ailleurs presque fait oublier cette Première Guerre d’Ukraine marquée, notamment, par une flambée de violence dans le Donbass et l’accident du Boeing de la Malaysian Airline. Si certains automobilistes arborent aujourd’hui fièrement un « Z »9 à l’arrière de leur voiture, le phénomène reste très restreint et son ampleur est sans aucune mesure avec le « printemps criméen » d’il y a huit ans.

Les choses changent

Pour finir, je trouve personnellement que les choses sont en train de changer en Russie. Après près de deux mois de guerre, il apparaît de plus en plus évident que la version officielle selon laquelle les Ukrainiens seraient ravis d’accueillir leurs libérateurs russes ne tient plus10. Les images choquantes de ce conflit finissent par parvenir jusqu’aux écrans de télévision et, même si les présentateurs attribuent systématiquement toute exaction aux forces ukrainiennes, les téléspectateurs russes comprennent bien que les torts sont, a minima, partagés.

Il ne faut pas non plus sous-estimer l’effet des sanctions économiques. Avec le départ des grandes marques occidentales et l’inflation galopantes, c’est tout un mode de vie qui s’effondre pour les Russes les plus aisés. Le contrat entre les élites administratives et économique d’une part et le Kremlin de l’autre et qui consistait à exiger une loyauté absolue des première envers le second en échange d’un accès à la manne gazière ne tient plus.

Du côté des Russes les plus modestes, ce sont les pertes humaines importantes qui suscitent des interrogations sur le bienfondé de cette guerre. On se souvient du poids politique déterminant des mères de soldats dans la Seconde Guerre de Tchétchénie et on imagine facilement que cela sera le cas ici également. Les autorités russes comprennent parfaitement ce risque et évitent par tous les moyens de rapatrier les corps des soldats morts vers la Russie11.

Pour conclure, je reste convaincu qu’une majorité de Russes est opposée à la guerre en Ukraine et le potentiel de contestation est bien présent. Le soutien qu’affichent les instituts de sondages ne sont qu’une façade exigée par le pouvoir pour justifier son agression d’un pays voisin. Cela dit, la guerre s'enlise et promet de durer encore longtemps. Plus la réaction du peuple russe se fera attendre, et plus importants seront les dégâts, des deux côtés de la frontière.

Avril 2022

1.Sondage du Centre russe d’étude de l’opinion publique (ВЦИОМ, institut d'Etat) du 1er avril 2022 (https://wciom.ru/).

2.Littéralement « Pourvu qu’on évite la guerre ».

3.Loi fédérale N°32 F3 2022, dite « loi sur les fakes » prévoit de lourdes peines de prison ferme pour tout acte « discrétitant les forces armées russes ». La formulation est suffisamment vague pour inclure toute action contre la guerre en Ukraine.

4.D’après la citation prêtée à Joseph Goebbels.

5.C’est le mythe de la « forteresse assiégée » (осажденная крепость).

6.BBC en russe, 30 mars 2022, "Нет войне": как в России наказывают за пацифистские надписи (https://www.bbc.com/russian/news-60926083)

7.Emission Status sur les Echos de Moscou du 1er mars 2022.

8.Le « consensus criméen » (Крымский консенсус).

9.La lettre Z est un des signes distinctifs utilisés par l’armée russe pour marqué son materiel et éviter des tirs amis. Le symbole, sans signification particulière à l’origine, a été repris comme marque de soutien à l’opération militaire russe.

10.Dans les premières heures de la guerre, la version officielle du Kremlin, relayée par la télévision d’Etat, affirmait que les troupes russes seraient accueillis en libérateurs par les Ukrainiens.

11.La députée Lioudmila Naroussova, veuve du mentor de M. Poutine Anatoli Sobtchak, mène depuis le début de la guerre une campagne pour rapatrier les corps des soldats morts en Ukraine. Son statut très particulier lui permet de s’exprimer sur ce sujet sans prendre trop de risques.