A l'Est, quoi de nouveau ?

Nouvelles d'Europe Centrale et Orientale.

Par Robin Durand

L’Ukraine s’apprête à élire son nouveau président le 31 mars prochain. Si les candidatures de l’actuel président Petro Porochenko et de l’ancienne égérie de la « révolution orange » Ioulia Timoshenko, ne semblent pas augurer de changements radicaux, l’émergence d’une nouvelle figure, Volodymyr Zelensky, en tête dans les sondages, est une surprise. La montée spectaculaire de ce présentateur vedette et producteur de cinéma, qui cultive sa différence, est peut-être le signe que les Ukrainiens sont lassés du paysage politique traditionnel de leur pays, qui n’a guère évolué depuis le début des années 2000. Ce qui est surtout reproché à cette classe politique vieillissante, c’est son incapacité à mettre un terme à la guerre qui ensanglante le Donbass, à l’Est du pays.

Depuis 2014, en effet, deux régions de l’Ukraine indépendante sont aux mains de séparatistes soutenus par le voisin russe et déchirées par des combats incessants. A cette situation déjà critique est venue s’ajouter en 2016 l’annexion de la Crimée par la Russie qui a fait perdre à l’Ukraine cette presqu’île de la mer Noire particulièrement stratégique. On l’aura compris, pour beaucoup d’Ukrainiens, l’urgence c’est avant tout la guerre qui paralyse le pays et envenime les relations avec leurs voisins. Cela apparaît nettement dans les débats et constitue certainement le principal point faible de M. Zelensky dont le manque d’expérience politique ne fait pas de lui un négociateur crédible pour régler le conflit.

L’évolution de la situation dans l’Est de l’Ukraine reste très incertaine. Elle dépend en partie de la personnalité qui sera élue à la présidence et des rapports de force entre les deux camps. De plus, nous le verrons, il ne semble pas que la Russie ait intérêt à voir le conflit se régler dans un futur proche. Cependant, s’il paraît particulièrement hasardeux et imprudent de faire des pronostics, un rappel sur les origines de ce conflit permettrait de faire un point sur la situation en Ukraine et d’aborder plus clairement les enjeux actuels de ce pays et de la région.

La période de l’indépendance au début du conflit armé dans le Donbass est particulièrement éclairante sur les positions établies entre les différentes forces politiques en Ukraine. C’est également à ce moment que sont posées les premières pierres du conflit que nous connaissons aujourd’hui. La vie politique ukrainienne, née du chaos des années 1990, est en effet marquée par des courants politiques antagonistes que nous proposons ici d’analyser les origines pour mieux comprendre la situation actuelle.

Une indépendance conflictuelle

L’Ukraine accède à l’indépendance en 1991, à la suite de la dissolution de l’Union Soviétique. A la ferveur que suscite l’indépendance, succèdent rapidement les premiers problèmes que pose cette indépendance rapide, certes souhaitée par une partie de la population, mais largement désorganisée. Il s'agit, dans un premier temps, de définir les frontières internationales du nouvel Etat ukrainien. Déjà, la Russie insiste pour récupérer la Crimée cédée à la RSS d'Ukraine en 1954, à une époque où les deux entités faisaient partie d'un même pays. La Russie demande également une partie du Donbass riche en ressources minière et très largement russifié. On s’arrête finalement sur un status quo et les délimitations administratives entre républiques soviétiques deviennent les frontières internationales des nouveaux Etats indépendants. Cette décision n’est pas sans susciter de frustrations du côté de la Russie qui voit lui échapper une partie de ses installations situées dans les républiques voisines. L'Ukraine, quant à elle, obtient les frontières qu'elle demande mais les comptes des deux Etats ne sont pas réglés. La Russie exige à titre de compensation le paiement des dettes que l'Ukraine a contracté envers elle1. L'Ukraine n'a bien sûr pas les moyens de payer et c'est le début d'un chantage de la part de Moscou pour garder l'Ukraine dans sa zone d’influence : si l'Ukraine accepte de faire partie d'une union économique avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan – la future CEI – alors sa dette sera effacée, sinon elle devra payer. C’est une manière pour la Russie de garder le contrôle à la fois sur l’Ukraine, seconde République d’URSS par sa taille et son importance économique, mais également sur les installations stratégiques soviétiques situées en territoire ukrainiens. Cette réaction des nouvelles autorités russes détermine en grande partie des relations entre les deux pays pour les deux décennies suivantes. Forcée d'adhérer à la CEI, l'Ukraine se retrouve de fait dans la sphère d'influence russe sans avoir les moyens de s'en libérer. Si une partie de la population de l’Ukraine, essentiellement russophone, voit dans la dissolution de l’URSS une catastrophe et trouve le nouveau mode de fonctionnement tout à fait naturel, les militants nationalistes d’Ukraine occidentale, attaché à la langue et au particularisme ukrainiens y voit une entrave à leur projet de construction d’un Etat-nation.

La Russie garde ainsi le contrôle politique de l’Ukraine qui est priée mettre de côté ses aspirations européenne et atlantiques. La Russie s’emploie d’ailleurs également à maintenir un contrôle militaire et stratégique de son voisin occidental. En effet, si la dissolution de l'URSS s'est faite globalement sans effusion de sang il ne faut pas oublier que l'on craint encore à l'époque une guerre entre les anciennes républiques soviétiques. Forte de sa position privilégiée au sein de l’union, la Russie se proclame « héritière de l'Union Soviétique » et s’approprie la souveraineté sur toutes les installations militaires et civiles stratégiques de l’URSS2. L'Ukraine, devenue malgré elle, « la troisième puissance nucléaire mondiale »3 est sommée de transférer le contrôle de ses ogives à la Russie. Le transfert fait débat, cinq ans seulement après la catastrophe de Tchernobyl, car s’il paraît évident que l’Ukraine n’a pas les moyens d’entretenir ces armes, certains nationalistes y voient un outil politique pour garantir l’intégrité de l’Ukraine4.

La question de la flotte de la mer Noire constitue un autre point de friction entre les deux pays. Cette flotte, une des plus ancienne de Russie et qui joua un rôle important pendant les guerres russo-turques et la révolution d'Octobre, est stationnée dans le port de Sébastopol, en Crimée depuis 1783 date à laquelle la Crimée faisait partie de l’Empire Russe. La flotte est cédée à la Russie en 1991, mais en 1992, la flotte se trouve sous la juridiction formelle de l'Ukraine indépendante. Provisoirement, la flotte est placé sous le contrôle conjoint des deux pays et bat le pavillon de la marine soviétique mais en 1997 les deux parties choisissent de diviser la flotte de la mer Noire en deux entités : une russe et une ukrainienne5. Le traité signé reste vague sur un certain nombre de points et prévoit que la Russie continue d’utiliser les ports ukrainiens. C'est une situation inconfortable qui ne convient à aucune des deux parties : l'Ukraine ne souhaite pas voir la Russie aller et venir dans ses eaux territoriales et avoir accès à ses ports, de son côté la Russie ne veut pas renoncer à un accès stratégique aux mers chaudes6.

A cette question stratégique s’ajoute des considérations territoriales et ethniques. En effet, la Crimée faisait partie de l’Empire Russe comme une partie de l’Ukraine actuelle, et au moment de la création de l’URSS, la Crimée est rattachée à la Russie. Mais en 1954 Khrouchtchev décide de son rattachement à la RSS d’Ukraine pour faciliter son administration à une époque où les deux républiques font partie d'un seul et même pays. A l’indépendance de l’Ukraine en 1991 la Crimée se retrouve donc en territoire ukrainien bien que majoritairement peuplée de Russes et c’est à la première occasion, en 2016, que la Russie décide unilatéralement de son annexion.

La polarisation de la vie politique ukrainienne

On le voit, les relations entre l’Ukraine et la Russie au lendemain de leur indépendance sont plutôt tendues et ces dissensions sont la causes de nombreux conflits politiques qui tiraillent les Ukrainiens d’un côté ou de l’autre. La question du patriarcat illustre bien cette difficulté de dissocier attachement culturel à la Russie et allégeance politique pour une partie de la population ukrainienne. Le patriarcat de Moscou, qui avait autrefois autorité sur toutes les églises orthodoxes de Russie est rejeté par une partie de la communauté orthodoxe ukrainienne qui voit dans cette institution un instrument d’influence politique russe. La décision est prise en 1991 de créer un patriarcat orthodoxe à Kiev pour représenter les fidèles orthodoxes ukrainiens. Si certaines églises soutiennent l’initiative et se rattachent à ce nouveau patriarcat, d'autres restent fidèles à Moscou et le choix du patriarcat de rattachement devient l’objet de raisonnements politiques7. Si les leaders politiques nationalistes tels que Viktor Iouchtchenko8, affiche clairement leur allégeance au patriarcat de Kiev, une appartenance à une église dépendante du patriarcat de Moscou est souvent interprétée comme une sympathie pro-russe, d’autant plus que le patriarcat a longtemps été noyauté par les services soviétiques pour être utilisé comme instrument d’influence à l’étranger pendant la guerre froide9. Cette scission, sans aucun fondement dogmatique, reste donc surtout le fruit de désaccords politiques et illustre la polarisation de la vie politique ukrainienne autours de la question des relations avec la Russie.

L’indépendance de l’Ukraine est ainsi bien plus complexe que les leaders nationalistes ne l’avaient espérer. Le nouvel Etat est fortement lié à la Russie et ses ambitions européennes sont encore à l'état de rêve. Il convient d'ajouter à cela une situation économique catastrophique que partagent la plupart des pays issu du bloc soviétique. Si l'indépendance s'est faite sans effusions de sang, elle reste un processus douloureux dont l'issue est encore très incertaine.

Léonid Koutchma ou la mafia au pouvoir

L'indépendance ne signifiait pas nécessairement démocratie. Ce « malentendu », pour reprendre les mots d'Annie Daubenton10, a été à l'origine d'une scission parmi les élites du pays et est encore aujourd'hui un élément structurant des alternances politiques en Ukraine et des forces politiques en présence.

En 1994, le président de l'Ukraine, ancien président de la RSS d'Ukraine, Léonid Kravtchouk, laisse la place à un homme encore peu connu : Léonid Koutchma. Cet homme du Parti, qui s'est illustré dans la conception des missiles soviétique SS-18 et S-2011, jouit d'une image d'industriel audacieux et d'ingénieur compétent. Sa candidature est soutenue par les quelques industriels ukrainiens qui commencent à s'enrichir grâce aux privatisations et bénéficie surtout du soutien de l'ancienne élite politique communiste. Au départ, Koutchma s'attache à mettre de l'ordre dans la politique de privatisation et de réformes économiques en la calquant sur ce qui se fait en Russie. Les relations entre les deux pays sont d'ailleurs meilleures que jamais mais Koutchma comprend bien qu'il doit sa place à l'indépendance de l'Ukraine et ne souhaite pas devenir le gouverneur d'une région russe12.

La question de la constitution tient une place centrale dans son mandat. En effet, jusqu'en 1996, l'Ukraine n'a pas de constitution et est dirigée en vertu d'un accord entre le Président et le Parlement, un peu comme l'était l'Union Soviétique entre 1985 et 1991. Koutchma entre en concurrence avec Oleksandr Moroz, président de l'oblast de Kiev et porte-parole de la Verkhovna Rada, le Parlement ukrainien13. Ce dernier penche pour un régime semi-présidentiel qui lui donnerait un avantage politique certain14, Koutchma, quant à lui, défend une présidence forte, sur le modèle russe, et un parlement à deux chambres pour représenter les régions et notamment l'Est qui le soutient politiquement15. Finalement, Koutchma précipite les choses et pose un ultimatum au Parlement pour la rédaction d'une constitution. Contre toute attente, la nouvelle Constitution est rédigée dans la nuit du 27 au 28 juin 1996 et adoptée le matin du 28 juin.

Koutchma profite de cette autorité pour mettre rapidement en place un réseau clientéliste mêlant les élites politiques aux élites économiques. Il favorise l'émergence d'une oligarchie qui monopolise les ressources du pays et constitue son principal soutien. Le marché est le suivant : Koutchma privatise en favorisant les oligarques et ces derniers lui offrent en retour leur soutien politique16. Le modèle est clairement celui de la Russie17. Le pays, encore bien loin de la démocratie, voit son président se retrouver impliqué dans un certain nombre d'affaires criminelles qui nuisent à son image. Koutchma est notamment soutenu par le richissime Rinat Akhmetov, accusé d'avoir bâti son empire sur le crime18 et son oncle Akhat Braguine, assassiné dans un attentat d'une rare violence en 1995. L'oncle et le neveu sont suspectés d'être à la tête d'un réseau mafieux qui s'étend à toute l'Europe et dont le centre de décision est Donetsk, dans le Donbass ukrainien19. Cette région, jadis choyée par le pouvoir soviétique pour les exploits de ses mineurs20, souffre de la chute de production entrainée par la crise économique. Le taux de chômage y bat des records et la population vit une « thérapie de choc » particulièrement violente. Cette situation favorise l’émergence de mafias qui s’enrichissent rapidement en s’appropriant les ressources industrielles et cette région devient la plus criminogène d’Ukraine.

« points chauds », les villes les plus criminogènes d'Ukraine (nombre de crimes violents pour 1000 habitants) en 201221.

Pour nuancer les conclusions de cette carte, il serait bon de préciser que ces région sont également les plus densément peuplées et urbanisées du pays. Mais cela n'enlève rien au fait que le déclassement brutal de ces région en 1991 a favorisé l'émergence d'organisations criminelles particulièrement actives et qui noyautent rapidement le pouvoir au niveau national. Les richesses de cette région n'ont jamais véritablement été régulées par l'Etat et en font un lieu de tous les trafics22.

Dans ce contexte, le second mandat de Koutchma, réélu dans des conditions douteuses en 199923, est fortement marqué par l'influence croissante des réseaux mafieux qui le soutiennent. Entre 1994 et 2004, la plupart des personnalités politiques influentes d'Ukraine sont originaires du Donbass, plus particulièrement de Donetsk, et sont issus d'une oligarchie économique enrichie par le crime24. Mykola Azarov, alors Ministre des finances25 et ancien gouverneur de Donetsk est suspecté de faire chanter les grandes entreprises ukrainiennes qui détournent leurs impôts pour son profit personnel et au détriment de l'Etat ukrainien26. On estime qu'avant 1999, seulement 10 % des revenus des entreprises gazières d'Etat sont encaissés, le reste est détourné pour alimenter des filières mafieuses27. Fortes de leurs succès dans les affaires, les nouvelles élites économiques passent progressivement en politique28 où des postes à responsabilités leur permettent de développer leurs affaires en toute sérénité. En l'espace de quelques années, c'est un véritable « clan de Donetsk » qui s'installe au pouvoir en Ukraine29 sous le patronage du président Koutchma. La privatisation ne bénéficie qu'à ceux qui se montrent les plus agressifs et les entreprises acquises par des méthodes brutales au début des années 1990 servent de capital de départ pour l'achat d'entreprises d'Etat bradées à un prix dérisoire, sans appel d'offre, sur un marché cloisonné où règnent le racket et l’extorsion30.

Les premières années de l’indépendance sont ainsi marquées par la violence entre bandes et ce particulièrement dans l’Est du pays. Pour la seule année 1991, on dénombre 55 assassinats commandités dans la région de Donetsk31. La plupart des entrepreneurs de la région sont retrouvés morts dans des attentats violents. Yevhen Chtcherban, un entrepreneur ukrainien qui avait fait fortune dans le gaz, est mitraillé à sa sortie de l'avion qui le ramenait de Moscou à Donetsk en 1996, le tuant lui et sa femme sur le coup, et blessant grièvement son fils. Le gouvernement de l'époque est accusé d'être mêlé à cet assassinat remontant jusqu’à Ioulia Tymochenko elle-même. En réalité, les réseaux mafieux et l'élite économique ukrainienne de l'époque sont si étroitement liés qu'un lien peut toujours être tissé sans que cela ne fasse de Tymochenko une quelconque commanditaire. Toujours est-il que « business est [...] paralysé par la peur »32, des milices privées forcent les entrepreneurs réticents à vendre leurs affaires33 et l'Etat ferme les yeux34.

Les deux mandats du président Koutchma sont également marqués par des opérations d'intimidation de la presse. Le cas du journaliste Gueorgui Gongadzé est particulièrement emblématique de cette politique de répression à l’égard des journalistes. Enlevé, torturé puis assassiné avant d’être abandonné dans une forêt près de Kiev, ce journaliste vedette enquêtait sur les réseaux mafieux de l'appareil d'Etat. Gueorgui Gongadzé avait informé la police et ses proches à plusieurs reprises des menaces dont il estimait être l'objet et avait peur pour sa vie35. Koutchma est accusé par son ancien garde du corps, enregistrement à l'appui, d'être mêlé à sa mort36 ainsi qu'à une forte répression dirigée contre les journalistes ukrainiens en général37, mais l'ancien président échappe à la justice.

Les « deux Viktor » et la présidentielle de 2004

L'année 2004 marque un événement important en Ukraine. En effet, Léonid Koutchma ne peut pas se présenter pour un troisième mandat en vertu de la constitution de 1996 qu'il n'a pas réussi à modifier pour se maintenir au pouvoir. Le président choisit donc un de ses ministres et proche collaborateur pour prendre sa succession au sommet de l'Etat. Viktor Ianoukovytch, ancien Premier ministre, s’est surtout illustré par son passé de délinquant. Condamné deux fois au pénal dans sa jeunesse, il est proche des milieux mafieux de Donetsk38 d’où il est originaire. Sa nomination au poste de Premier ministre est vue par certains comme une prise de pouvoir de la mafia du Donbass et des réseaux criminels mais son passé ne semble pas l'empêcher d'accéder aux plus hautes fonctions de l'Etat. Sa méconnaissance totale de la langue ukrainienne et ses attitudes rustres lui assurent l’hostilité de l'Ouest du pays. Son fief électoral reste surtout centré sur Donetsk où les mineurs sous-payés et exploités voient en lui un sauveur, capable de restaurer le statut de privilégiés qui a été le leur à l'époque soviétique. Il a surtout le soutien des milieux criminels du Donbass, dont il est issu, et dont sont issus ses mentors39. Personnalité « médiocre »40, il est le pantin idéal pour les milieux maffieux régulièrement accusés de financer son parti, le « Parti des régions »41.

C'est donc lui que Koutchma choisit pour lui succéder mais cette fois-ci l'opposition s'organise autour d'une autre figure politique : Viktor Iouchtchenko. C'est l’exact opposé de Ianoukovytch. Après une brillante carrière d'économiste et une participation très remarquée aux campagnes de privatisations du gouvernement Kravtchouk, Viktor Iouchtchenko jouit d'une image d'expert impeccable. Choisi en 1993 pour intégrer l'équipe dirigeante de la toute jeune Banque nationale d'Ukraine, il est chargé de mettre en circulation la nouvelle monnaie, la Hryvnia. En 1998, après l'assassinat de Vadym Hetman, directeur de la Banque centrale et mentor de Iouchtchenko, ce dernier prend la tête de la nouvelle institution et se lance dans une politique monétaire ambitieuse couronnée de succès. En 1999, suite à sa réélection contestée et en grande difficulté sur le front économique, le président Léonid Koutchma le nomme Premier ministre pour rassurer les Ukrainiens sur l'issue de la crise économique que vit le pays depuis la chute de l'URSS. Iouchtchenko jouit alors d'une excellente image même s'il reste peu connu du grand public. Son nom reste associé aux réformes économiques42 et sa première décision en tant que Premier ministre est d'abolir les allègements fiscaux arbitraires consentis aux entreprises privilégiées par le gouvernement précédent43. Le nouveau gouvernement de 2000 reste largement nommé par Koutchma mais on remarque l'arrivée de nouvelles figures. C'est le cas notamment d'une jeune femme d'affaires qui a fait fortune dans le gaz au début des années 1990 : Ioulia Tymochenko. Son poste de vice-premier ministre chargée des affaires énergétique est particulièrement stratégique et Tymochenko connaît bien les méthodes de ce milieu pour les avoir elle-même appliquées par le passé44. Le tandem Tymochenko-Iouchtchenko se lance dans une politique ambitieuse de modernisation économique aidée par une conjoncture internationale favorable. Mais face à sa montée en popularité, Léonid Koutchma décide de le démettre de ses fonctions en 2001. Cette expérience reste néanmoins fondamentale pour ces deux figures qui incarnent à la suite de cette expérience éphémère une image de réformateurs qui leur assurent une grande popularité.

Les « deux Viktor » représentent deux visages différents de l'Ukraine du début des années 2000. Ianoukovytch représente l'ancienne élite corrompue des années 1990, liée aux milieux mafieux du Donbass et à Léonid Koutchma. Une élite russifiée et encore très empreinte de reflexes soviétiques autoritaires. Iouchtchenko, qui a certainement lui aussi participé au dépouillement de l'industrie soviétique pour son profit personnel, parvient à capitaliser sur son parcours et notamment son passage à la Banque centrale et ses deux années en tant que Premier ministre. Viktor Iouchtchenko est européanisé, très populaire en Ukraine de l’Ouest et du Nord, et surtout parfaitement à l’aise avec la culture politique occidentale. Il s'exprime de préférence en ukrainien, affiche sa préférence pour le patriarcat de Kiev, revendique son origine de la région de Tchernigov, et surtout ne cache pas son intention de rapprocher son pays de l'Union Européenne.

Le climat politique a donc changé en Ukraine. Les quelques mois du gouvernement Iouchtchenko ont fait comprendre aux Ukrainiens que le changement était possible. De plus, le second mandat de Koutchma a été marqué par un réveil progressif de la société civile. Cette période voit apparaître en Ukraine des associations de citoyens qui révèlent la volonté des Ukrainiens de s'organiser collectivement. On note notamment l'apparition d'associations de femmes, d'employés des mines, d'anciens combattants d'Afghanistan ou encore d'anciens « liquidateurs » de Tchernobyl45. Certaines associations prennent un caractère politique même si la mobilisation reste très modeste par rapport aux événements de Belgrade de 2001 qui suscitent chez les étudiants de Kiev des tentatives d'imitation la même année46. On note également des mouvements de protestation importants à Kiev au moment de l’affaire Gongadzé pour exiger la vérité sur sa mort. Les élections parlementaires de 2002 sont également l'occasion de mobilisations de l'opposition et nombreux sont ceux qui se portent volontaires pour surveiller le bon déroulement du scrutin47.

C'est donc dans un climat de méfiance et en présence d'une opposition sensibilisée et prête à réagir que commence le premier tour de l'élection présidentielle le 31 octobre 2004. Pour la première fois, deux visages de l’Ukraine se font face et deux visions de l’Ukraine s’opposent. D’un côté une Ukraine occidentale tournée vers l’Europe et incarnée par Iouchtchenko, de l’autre une Ukraine de l’Est et du Sud proche de la Russie et (mal) représentée par Ianoukovytch. Le visage de Iouchtchenko, défiguré par un empoisonnement à la dioxine, agit comme un révélateur chez les Ukrainiens, ajoutant d'avantage à son capital sympathie. Ironie du sort de ce qui a certainement été élaboré comme une tentative d'intimidation et qui finit par constituer un atout pour Iouchtchenko. Les observateurs48 relèvent des fraudes manifestes49 mais cela n’empêche pas Viktor Iouchtchenko d'arriver en tête du scrutin avec une courte avance de 150 000 voix sur son concurrent Viktor Ianoukovytch50. Les protestations sont éparses et c'est surtout le second tour et ses fraudes flagrantes qui déclenchent que l'on a appelé plus tard : la « Révolution orange ».

La « Révolution orange »

Le premier rassemblement a lieu le 23 novembre 2004, le soir du second tour, sur la place de l'Indépendance à Kiev, appelée « Maïdan » en ukrainien, à deux pas du Parlement. C'est le point de départ des manifestations. Des Ukrainiens de tout le pays font le déplacement pour Kiev51 où sont organisés des sittings devant le Parlement. Il faut dire que l'opposition est bien mieux organisée qu’en 1999. Des repas sont distribués aux participants, des tentes sont mises en place pour les loger sur Maïdan, et on va même jusqu'à organiser un service de pharmacie52.

Rassemblement sur la Place de l’Indépendance à Kiev le 21 novembre 2004

Wikimedia commons, Toronto_guy [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

La couleur choisie pour symboliser le mouvement de protestation est l'orange, couleur du parti de Iouchtchenko et le slogan : Tak ! Youchtchenko ! (« Oui ! Iouchtchenko! »). La musique53 et le discours s'enchaînent sur Maïdan et les participants sont de plus en plus nombreux. Les apparitions de Tymochenko et ses discours enflammés sont particulièrement remarqués et appréciés du public. Dans d'autres villes d'Ukraine, la mobilisation bat son plein. On reporte des événements semblables à Lviv et des militants sont dépêchés aux quatre coins du pays pour répandre le mouvement54. Il s’agit d’un mouvement essentiellement occidental et les militants envoyés à Donetsk ne parviennent pas à faire prendre le mouvement. Les échanges avec la population sont courtois et pacifiques et les conflits limités à des échanges verbaux un peu houleux55.

La mobilisation dure jusqu'au 26 décembre 2004, soit un peu plus d'un mois, date à laquelle les deux candidats tombent d'accord pour organiser un nouveau second tour, que l'on a appelé le « troisième tour ». Celui-ci voit la victoire de Iouchtchenko avec un score 51,99 % des voix qui dénote des soutiens encore efficaces du candidat Ianoukovytch parmi la population ukrainienne. Un examen plus précis des cartes électorales met en évidence une forte régionalisation du vote au cours de ce second deuxième tour :

Carte électorale du « troisième tour » de l'élection présidentielle ukrainienne de 2004
par région et en pourcentage des suffrages exprimés en faveur de chacun des candidats

Wikimedia commons [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

Comme c'est le cas dans la plupart des élections qu'a connues le pays depuis l'indépendance, on note un soutien massif du candidat conservateur dans les provinces russophones de l'Est et du Sud du pays. Le fief de Ianoukovytch étant bien-sûr Donetsk (93,54 % des suffrages) et Lougansk (91,24 %) avec un score également très élevé en Crimée russophone (81,26 %) et Sébastopol, port d'attache de la flotte de la mer Noire (88,83 %). On retrouve la division que nous avons déjà vue plus haut avec des scores très élevés en faveur de Iouchtchenko dans le Nord et l'Ouest du pays. Ses résultats sont particulièrement élevés dans les régions de Lviv (93,74 %), Ternopil, où le nouveau président a fait ses études d'économie (96,03 %) et dans la région de Loutsk (90,71 %) toutes trois situées à proximité de la frontière polonaise dans l'Ouest du pays. Si l'on compare ces résultats à ceux du second tour, on remarque que Iouchtchenko doit sa victoire essentiellement à une mobilisation un peu plus forte des régions centrale et occidentale de l'Ukraine.

Carte électorale du second tour de l'élection présidentielle ukrainienne de 2004
par région et en pourcentage des suffrages exprimés en faveur de chacun des candidats

Wikimedia commons [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

On note les régions de Kirovograd (47,08 % au second tour contre 63,42 % au troisième tour), Tcherkassy (71,92 % contre 79,10 %), Kiev (76,36 % contre 82,70 %) et Vinnitsa (75,87 % contre 84,07 %) pour les régions où le phénomène est le plus spectaculaire. On remarque également que les régions pro-Ianoukovytch n'ont que très peu varié entre les deux scrutins. On peut en déduire que la « Révolution orange » est un phénomène qui reste très ancré à l'Ouest et au centre du pays et que c’est la mobilisation de régions électorales déjà conquises qui fait pencher la balance – de relativement peu – en faveur de Iouchtchenko.

Il est donc difficile de parler de « révolution » dans ce cas et c'est la raison pour laquelle nous utilisons des guillemets pour cette expression. Une révolution implique un changement radical, l'adhésion de nouveaux militants, et surtout l'instauration d'un régime différent du précédent dans ses institutions comme dans ses pratiques. On remarque dans le cas présent que les mobilisations de masse (qui ne concernent, grosso modo, que la moitié du pays) n’ont pas pour but de renverser le régime ou de modifier ses institutions et encore moins la base de sa légitimité mais au contraire de faire appliquer la Constitution en vigueur et dénoncer les fraudes. Finalement, le vrai problème de ce mouvement et de défendre un projet profondément occidental sans aucune considération pour la moitié orientale du pays qui ne se reconnaît pas dans ce mouvement, perçu comme un débordement incontrôlé.

L'organisation de ces manifestations, son encadrement par des « volontaires » bénévoles et le soutien logistique que ces derniers fournissent lors des 34 jours de mobilisation peuvent surprendre pour un pays qui connaît le premier mouvement civique de masse de son existence. Les manifestations font en effet l'objet d'un encadrement rigoureux assuré par des associations financées depuis l’étranger. Comme cela a été le cas pour Otpor56 à Belgrade en 2000 ou Khmara en Géorgie en 200357, les associations ukrainiennes, et principalement Pora, reçoivent un soutien financier et logistique de fondations étrangères et en particulier du gouvernement américain par l'intermédiaire du sénateur John McCain58. Pora (qui signifie « il est temps ! » en ukrainien) est essentiellement constituée de jeunes de moins de 30 ans, étudiants pour la plupart, et relativement occidentalisés. Beaucoup d'entre eux ont fait une partie de leurs études en Europe ou aux Etats-Unis. L’idée de beaucoup des participants est ainsi d’importer la démocratie dans leur pays.

La question de l’ingérence étrangère se pose dans ce contexte. Si on peut bien-sûr estimer que le gouvernement américain ne fait qu’encourager la démocratie dans des pays marqués par l’autoritarisme, on peut également considérer que par son soutien le gouvernement américain pousse des formations politiques vers le pouvoir. Cela est d’autant plus vrai que la victoire de l’opposition est plutôt serrée. En choisissant de financer des mouvements de protestation qui visent clairement à placer une personnalité au pouvoir ou à en renverser une autre, le gouvernement américain utilise sa puissance, et notamment sa puissance financière, pour influencer le destin d’un pays étranger. C'est d'ailleurs le principal argument utilisé par plusieurs Etats de l'ancien bloc soviétique pour interdire les ONG étrangères sur leur territoire. Le président russe a ainsi répété à plusieurs reprises que les ONG étrangères étaient des instruments politiques de gouvernements étrangers59. Cela dit, la question n’est pas tranchée et les affirmations du président Poutine sont également une manière de discréditer tout contre-pouvoir qui pourrait émerger de la société civile.

De la présidence Iouchtchenko à Euromaïdan

Viktor Iouchtchenko s'attache rapidement à faire de son pays un pays européen respectant les standards de démocratie, de séparation des pouvoirs et de liberté de la presse. Le nouveau président se presse au Parlement européen, à Strasbourg, pour déclarer que désormais l'Ukraine est lancée dans un mouvement d'alignement sur l'Union Européenne60. Au-delà des déclarations, les réformes sont spectaculaires : le nouveau gouvernement commence par remplacer 15 000 fonctionnaires suspectés d'avoir reçu des pots-de-vin sous le gouvernement précédent et remplace tous les gouverneurs de régions61 sans exception, y compris ceux du Donbass qui doivent faire face à des fonctionnaires hostiles. L’objectif louable de lutte contre la corruption cache également la volonté de se constituer une clientèle politique redevable. Ceci a pour conséquence d'instaurer un climat de suspicion et à provoquer un vide dans l'administration car les nouveaux fonctionnaires manquent d'expérience et ne peuvent bénéficier de l'expérience de leurs prédécesseurs déchus. Enfin, cette politique radicale et sans compromis dénote une méconnaissance des réalités de l’Ukraine contemporaine et contribue à former un climat de rivalité entre les deux communautés de l'Ukraine et qui arrivent presque à égalité en termes démographiques. Les Russophones se retrouvent contraints à soutenir des personnalités manifestement corrompues mais seules à défendre leurs intérêts contre le volontarisme fervent de dirigeants nationalistes hostiles. Il semblerait que Koutchma ait passé un pacte avec Iouchtchenko pour ne pas être inquiété62 et, en effet, ce dernier échappe à la justice alors que de nombreux partisans de Iouchtchenko attendaient des réparations pour le pillage du pays dans les années 1990. C'est le cas également de nombreux oligarques qui restent en place et on remarque que Iouchtchenko n'a que très peu d'influence sur ces milieux très puissants en Ukraine.

Les élites du système Koutchma réagissent très vite au changement de gouvernement et une grande partie se protège d'éventuelles poursuites en quittant le pays, comme Rinat Akhmetov, ou en plaçant leurs capitaux à l'étranger. Cette fuite des capitaux et des élites économiques n'est pas pour arranger la situation économique du pays déjà fortement touché par la conjoncture internationale. Ianoukovytch joue d'ailleurs la carte des répressions politiques contre son parti63 pour tenter de se forger une image d'honnête victime persécutée par un régime illégitime...

A l'intérieur, la situation est donc très délicate et même explosive, mais à l'étranger, Iouchtchenko jouit d'une certaine aura. Les pays d'Europe Centrale et Orientale, qui se sentent mal à l'aise depuis le « non » français et néerlandais au projet de constitution européenne et ne souhaitent pas non plus se rapprocher de Moscou, jouent la carte de l'Ukraine démocratique et participent à son introduction auprès des institutions européennes64. Ce rapprochement européen est aussi un moyen pour Iouchtchenko d'affaiblir l'influence de la Russie sur son pays65.

Début 2006, un peu plus d'un an après le début de la « Révolution orange », le gouvernement est face à une crise politique grave. Le principal élément déclencheur est la question du gaz. En effet, l’Ukraine bénéficie depuis son indépendance d’un tarif négocié particulièrement avantageux pour ses achats de gaz auprès de la Russie. De plus, une grande partie du gaz russe destiné au marché européen transite par les infrastructures existantes, situées pour la plupart en territoire ukrainien. Avec l’arrivée de Iouchtchenko au pouvoir cette situation devient conflictuelle et l'Ukraine s’engage dans un bras de fer avec la Russie au sujet du gaz et dont elle sort affaiblie. Une délégation ukrainienne est envoyée à Moscou début 2006 pour exiger que la Russie paie le transit de son gaz par le sol ukrainien, à quoi les dirigeants russes répondent que l'Ukraine doit alors payer le tarif européen pour son gaz acheté à la Russie, soit trois fois plus cher66. Ce dialogue de sourds se solde par un accord défavorable à l'Ukraine.

Principaux gazoducs russes en Europe.

Wikimedia commons, Samuel Baily, 15 novembre 2009 [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

Autre difficulté, les relations entre Iouchtchenko et Tymochenko se dégradent rapidement. Les deux figures principales de la « Révolution orange » ne parviennent pas à s'entendre sur les questions énergétiques et Tymochenko est renvoyée du gouvernement huit mois seulement après sa nomination sur fond de tensions au sujet de nouvelles privatisations. Iouchtchenko est accusé de suivre des ambitions personnelles est cette accusation a d'autant plus d'écho en Ukraine que le président ne donne aucune explication officielle67. L'ancienne égérie de la « Révolution orange » devient ainsi une des principales adversaires de la politique de Iouchtchenko, ajoutant sa part de difficultés au nouveau président dont la confiance auprès de la population est déjà bien entamée. Iouchtchenko s'est toujours méfié de son alliée de circonstance et le duo n'était mimé que pour les besoins de la « Révolution orange ». Déjà en 2001, lorsque Koutchma fait emprisonner Ioulia Tymochenko dans le cadre d'une sombre histoire de contrats gaziers (encore et toujours), son allié Iouchtchenko met près de deux mois à réagir, semant le doute et la confusion parmi ses partisans68.

Le bilan économique n'est pas non plus pour servir les intérêts du nouveau gouvernement. Les oligarques se liguent contre Iouchtchenko qui a clairement fait savoir qu'il souhaitait restreindre leur influence et sa politique d'indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie est manifestement un échec. L'ancien président ukrainien Léonid Kravtchouk (1991-1994) déclare a posteriori que Iouchtchenko n'avait aucune chance de gouverner dans un pays ou 80 % du capital était au service de Ianoukovytch69. Les oligarques sont ostensiblement en faveur du candidat du Parti des régions et dauphin de Koutchma, celui qui les a introduits en politique et qui a légitimé leur présence en Ukraine. Les oligarques prennent progressivement le contrôle des média70 et organisent une campagne en règle contre Ioutchchenko71. Son épouse américano-ukrainienne et employée du Département d'Etat américain n'arrange rien, d'autant plus que la politique de Iouchtchenko est ouvertement favorable aux puissances occidentales. On note l'incohérence d'une telle politique dans un pays où près de la moitié de la population est russophone et dont les départements orientaux se sont toujours sentis plus proche de Moscou que de Kiev. La volte-face est trop radicale et les Ukrainiens - manifestement pas prêts à tourner le dos à leur voisin russe.

L'élection législative de 2006, qui intervient normalement à la fin de la législature élue en 2002, est marquée par ces dissensions et par le bilan décevant de Iouchtchenko qui n'est au pouvoir que depuis un an et demi. Les résultats sont mauvais pour Iouchtchenko qui ne bénéficie plus du soutien de son alliée de la « Révolution orange » et ne réussit à passer la barre des 50 % que dans les circonscriptions occidentales qui le soutiennent traditionnellement : Lviv, Oujgorod, Ivano-Frankovsk et Ternopil. Le reste de la partie pro-occidentale de l'Ukraine, qui l'a majoritairement soutenu fin 2004, soutient sa rivale Ioulia Tymochenko. Les résultats sont les suivants :

Résultats des élections législatives ukrainiennes de 2006

Formations politiques Nombre de votes     Pourcentage des voix    Nombre de sièges
Parti des Régions 8 148 745 32,14 % 186
Bloc Ioulia Tymochenko 5 652 876 22,29 % 129
Notre Ukraine 3 539 140 13,95 % 81
Parti Socialiste d'Ukraine 1 444 224 5,69 % 33
Parti Communiste d'Ukraine 929 591 3,66 % 21
Autres 4 697 559 18,57 % 0
Votes blancs 449 650 1,77 % -
Votes nuls 490 595 1,93 % -
TOTAL 25 352 380 100,00 % 450

Commission électorale centrale (http://www.cvk.gov.ua/pls/vnd2006/w6p001)

Les formations de Tymochenko et de Iouchtchenko auraient pu obtenir une courte majorité en s'alliant mais les deux personnalités ne parviennent pas à un accord, c'est donc Ianoukovytch qui est nommé Première ministre par le président à contre cœur. Mais un an plus tard, le président Iouchtchenko dissout le Parlement et provoque des élections anticipées qui voient une nouvelle victoire du Parti des régions, conforté dans son rôle d'arbitre au-dessus de la querelle Tymochenko-Iouchtchenko. Cette fois les deux formations pro-occidentales se mettent d'accord et Tymochenko et à nouveau nommée Premier ministre. Les dissensions entre les deux têtes de l'exécutif deviennent cependant très handicapantes pour le pouvoir et mènent à la crise parlementaire de 2008. Cette crise arrive en pleine intervention militaire russe en Géorgie, un autre ancien membre de l'URSS tiraillé entre l'Europe et la Russie, qui poussent les deux pays à demander leur adhésion à l'OTAN. Celle-ci est refusée sans surprise au sommet de Bucarest de 2008. Au terme de cet imbroglio politique, la fragile coalition est reconduite mais l'élection présidentielle de 2010, considérée comme démocratique par l'OSCE72, sacre la victoire de Ianoukovytch et donc la fin du mouvement orange.

Le refus par le président Ianoukovytch de signer l’accord d’association avec l’Union Européenne voulu par son prédécesseur provoque un fort mécontentement du côté de la population ukrainienne attachée au rapprochement européen. Des manifestations sont organisées sur le modèle de Maïdan en 2004 mais cette fois-ci le point de ralliement c’est le projet européen d’où le terme d’Euromaïdan qui apparaît dans la presse au lendemain des premiers rassemblements à Kiev. Les manifestations qui commencent à l’hiver 2013 sont particulièrement suivies et la répression de plus en plus brutale. Fin janvier, après deux mois de manifestations, les forces de l’ordre tirent à balle réelle sur la foule et font des dizaines de morts. Suite à ce massacre, les démissions se succèdent dans l’armée et chez les hauts fonctionnaires et Ianouvytch perd de nombreux soutiens. Finalement, c’est l’Est russophone qui le lâche estimant qu’il s’est montré incapable de maintenir l’ordre dans le pays. Des contre-manifestations sont organisées dans le Donbass avec le soutien de la Russie pour protester contre la gestion catastrophique de la crise et bientôt ce sont les bâtiments publics qui sont pris pour cibles dans les régions de Donetsk et de Lougansk. La prise des bâtiments publics à partir de mars 2014 marque le début de la guerre du Donbass. Euromaïdan marque ainsi une rupture définitive entre deux Ukraine qui ne se comprennent plus sur fond de manipulation du conflit par la Russie voisine qui cherche à profiter de la situation pour étendre son influence.

On le voit, la fracture entre une Ukraine occidentale, ukrainophone et proche de l’Europe d’une part et une Ukraine de l’Est et du Sud, russophone et proche de la Russie d’autre part est un élément structurant de la vie politique ukrainienne de l’indépendance en 1991 à la veille de la guerre en 2014. Fracture d’abord linguistique et culturelle que les choix de l’époque soviétique ont transformé en fracture économique. Finalement, les années d’indépendance ont donné une dimension politique et territoriale à ces différences d’identité héritées de la longue histoire de l’Ukraine. D’un point de vue politique, l’Ukraine de l’Ouest, proche des pays occidentaux, considère l’établissement du modèle politique occidental comme l’aboutissement d’un long cheminement vers la démocratie. L’Ukraine de l’Est et du Sud, de son côté, reste attachée à la Russie et au modèle politique russe de l’homme fort assurant la stabilité dans une région en crise. Chacun des deux partis considère les tentatives adverses d’imposer son modèle au reste du pays comme des ingérences inacceptables figeant ainsi la situation et confortant chaque partie dans sa position. Le conflit tire donc ces origines de différences culturelles et économiques qui donnent naissance à deux projets politiques différents, qu’aucun dirigeant de l’Ukraine indépendante n’a eu à cœur de vouloir concilier. On voit ainsi que ces deux Ukraine prennent des directions différentes et chaque événement, volontiers instrumentalisée de part et d’autre à des fins électoralistes, plutôt que d’unir les Ukrainiens, renforce chacun dans ses positions hostiles envers l’autre. A l’échelle régionale, l’Ukraine représente un enjeu important tant par la position de ce pays que par sa taille. La Russie voit comme vital le rattachement de l’Ukraine à sa sphère d’influence et les pays d’Europe occidentale y voit un allié contre une Russie menaçante. Si les origines du conflit sont ukrainiennes, il paraît évident aujourd’hui que le conflit a pris une dimension internationale et qu’aucune résolution ne sera possible sans l’aide de la Russie.

Janvier 2019

1.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 29

2.C'est le cas notamment des ambassades à l’étranger qui passent toutes sous juridiction russe.

3.idem p. 25

4.idem p. 25-26

5.Kevin LIMONIER, « La flotte russe de mer Noire à Sébastopol : une "forteresse impériale" au sud ? », Hérodote, n° 138, 2010/3, pp. 66-78

6.idem

7.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

8.idem

9.Le patriarcat permettait notamment aux services de renseignement soviétiques d’accéder au réseau d’églises fondées au début du siècle par la diaspora russe en Europe occidentale.

10.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009.

11.idem p. 36

12.idem

13.Верховна Рада signifie « Conseil suprême ». Il s'agit d'une traduction littérale du nom du Parlement de l'URSS, le Soviet suprême (Верховный Совет).

14.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009

15.idem

16.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

17.Jean-Michel CARRE, Le système Poutine, diffusé sur France 2 le 29 novembre 2007

18.Арьев, Донецька мафія – Перезавантаження

19.idem

20.Alekseï Stakhanov aurait, d'après les autorités soviétiques de l'époque, extrait près de 102 tonnes de charbon en 6 heures le 31 août 1935. Le chiffre était bien sûr largement exagéré mais Stakhanov devint le symbole du travail productif prôné par l'URSS dans les années 1930. Il donna son nom au stakhanovisme, une doctrine qui consiste à viser la plus forte production possible et qui conditionna les objectifs de production officiels de l'URSS.

21.La carte cite comme sources les administrations municipales sans plus de précisions. A noter que Kiev n'apparaît pas sur cette carte et fait l'objet d'une étude à part, quartier par quartier, dans le même numéro.

22.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

23.idem

24.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 90

25.Premier ministre depuis mars 2010.

26.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 182

27.idem pp. 162-165

28.idem p. 86

29.idem p. 89

30.idem p. 93

31.Александр Бойко, Криминальная оккупация

32.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

33.idem

34.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

35.idem

36.idem

37.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 39

38.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

39.Notamment Rinat Akhmetov qui d'après les télégrammes de Wikileaks, aurait insisté auprès de Koutchma pour que ce dernier choisisse Ianoukovytch (Kyiv Post du 25 Janvier 2012)

40.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

41.idem

42.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 157

43.idem p. 159

44.idem

45.idem p. 139 et 159

46.idem p. 126

47.idem p. 127

48.idem p. 129

49.Damian Kolodiy, Orange Chronicles, documentaire USA de 2007.)

50.Respectivement 11 125 395 voix pour Iouchtchenko (39,87 %) et 10 969 579 voix pour Ianoukovytch (39,32 %), d'après les chiffres officiels du Ministère de l'intérieur.

51.Damian Kolodiy, Orange Chronicles, documentaire USA de 2007.

52.idem

53.Dont l'emblématique « разом нас багато » (« ensemble, nous sommes nombreux ») du groupe Greenjolly

54.Damian Kolodiy, Orange Chronicles, documentaire USA de 2007.

55.idem

56.Qui signifie « soutien » en serbo-croate

57.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 140

58.Manon Loizeau, Les États Unis à la Conquête de l'Est, documentaire de 2005

59.Kyiv Post du 28 mai 2013.

60.idem

61.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 229

62.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

63.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 239

64.idem pp. 230-231

65.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

66.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 240

67.Jill EMERY et Jean-Michel CARRE, Ukraine de la démocratie au chaos, diffusé sur RTBF le 6 juin 2012.

68.Annie DAUBENTON, Ukraine : les métamorphoses de l'indépendance, Buchet Chastel, Paris, 2009, p. 233

69.idem p. 234

70.idem p. 247

71.A noter la comparaison excessivement récurrente avec Hitler à laquelle se livre régulièrement la presse ukrainienne.

72.« Ukraine, Ianoukovitch revendique une courte victoire », Le Monde du 8 février 2010