A l'Est, quoi de nouveau ?

Nouvelles d'Europe Centrale et Orientale.

Par Robin Durand

Sous la plume d'Homère1, les îles grecques représentaient un milieu hostile, où Ulysse, condamné par Poséidon à errer sur la mer, combattait des créatures fantastiques sur chacune des îles qu'il accostait. Aujourd’hui, l’Egée évoque toujours le rêve, mais davantage par ses paysages de cartes postales et ses destinations touristiques. Si l’Egée fait rêver et inspire bien au-delà des poètes de l’Antiquité et des vacanciers d’aujourd’hui, c’est certainement par le caractère unique de sa géographie. Espace maritime presque clos, parsemé d’une multitude d’îles très diverses et au carrefour de trois continents, l’Egée occupe une place centrale non seulement dans l’imaginaire collectif mais également dans la réalité tangible des échanges au niveau mondial. C’est également une zone de tension, un espace revendiqué par plusieurs Etats et qui fait l’objet de conflits au sujet de son contrôle. Passage obligé entre l’espace méditerranéen au Sud et la Mer Noire au Nord, la Mer Egée regorge par ailleurs de ressources – halieutiques, pétrolières, touristiques, stratégiques et même écologiques – qui ne manquent pas d’attirer des intérêts très divers.

Carte topographique de la Mer Egée

Wikimedia commons, Eric Gaba [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

On le voit, l’Egée présente des enjeux géopolitiques de plusieurs ordres. C’est un espace fantasmé autant que convoité et qui présente l’avantage d’être délimité de manière assez nette. Nous parlons en effet ici de la portion de la Méditerranée située entre la Grèce et la Turquie actuelle et délimitée au Nord et à l’Ouest par la péninsule balkanique, à l’Est par le plateau anatolien et au Sud par l’île de Crête. On remarque qu’il s’agit d’un espace presque fermé qui communique avec la Méditerranée par deux principaux détroit – l'un situé entre la Crète et l'extrémité sud du Péloponnèse et l'autre entre la Crète et l'île de Rhodes – et avec la Mer Noire via la Mer de Marmara par le détroit des Dardanelles et le Bosphore. Nous l’avons dit, une autre particularité de cet espace est la multitude d’îles qui le constituent : plusieurs milliers dont environs une centaine sont habitées une partie de l’année2. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ces îles sont fortement interconnectées. Elles centralisent de nombreux échanges et ont régulièrement été le théâtre de déplacements de population au cours de leur histoire. Aujourd'hui, elles constituent les avant-postes de l'Etat grec dans un espace traversé par des échanges d'est en ouest ainsi que des flux venant de la Méditerranée et allant vers la mer Noire via les détroits, contrôlés, quant à eux, par la Turquie.

Sur 74 îles habitées en l'Egée, 72 sont contrôlées par la Grèce et seulement deux, Gökçeada et Bozcaada, sont contrôlées par la Turquie, ce qui place la Grèce en acteur majeur de cet espace3. Cela-dit, la Grèce ne contrôle pas les détroits qui mènent à la Mer Noire et elle ne contrôle pas davantage l'embouchure des Dardanelles située à seulement quelques kilomètres des deux îles turques. De plus, le contrôle de la Grèce ne s’étend pas formellement à l’ensemble de la mer Egée car la moitié nord de cet espace comprend des zones où les îles peuvent être très éloignées les unes des autres créant ainsi des zones maritimes internationales. De même, les côtes d'Asie Mineure sont contrôlées par la Turquie. Malgré une asymétrie flagrante, cet espace est ainsi contrôlé par deux Etats mais il y a également les Etats riverains qui entrent en jeu. La Russie, par exemple, dont les principales bases navales sont situées en Mer Noire doit passer par les détroits et par la Mer Egée pour accéder à la Méditerranée et au théâtre d’opération syrien notamment. Il en va de même de la Bulgarie qui a brièvement occupé une partie de la Thrace orientale par le passé (1913-1919). Enfin l’achat de 67 % du port autonome du Pirée par Cosco, une entreprise chinoise, en 2016 souligne l’importance que revêt cet espace également à l’échelle mondiale4.

Axes de communication maritime en Mer Egée

Croquis réalisée par l'auteur

L'enjeu géopolitique principal de la région concerne donc le contrôle du trafic maritime et cela passe avant tout par la délimitation des eaux territoriales5. Depuis la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), également appelée Convention de Montego Bay et adoptée à l'Assemblée générale de l'ONU en 1973, les mers sont divisées en plusieurs espaces :

Wikimedia commons, historicair
[CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

1. Eaux intérieures
Eaux situées entre la terre et la ligne de base6. Elles sont considérées comme faisant partie intégrante du territoire de l’État côtier, sa souveraineté y est totale.

2. Mer territoriale
Zone située entre la ligne de base et une distance de 12 mille nautiques7. La souveraineté de l’État côtier y est totale mais un droit de passage inoffensif est reconnu pour les navires étrangers.

3. Zone contigüe
Extension possible de la Mer territoriale à 12 milles nautiques supplémentaires où l’État côtier peut faire appliquer son droit national.

4. Zone économique exclusive (ZEE)
Zone située entre la ligne de base et une distance de 200 milles nautiques. L’État côtier y dispose d’un droit d’exploitation exclusive des ressources halieutiques ainsi que du sous-sol.

5. Plateau continentale
Extension possible et souvent contestée de la ZEE.

6. Eaux internationales
Egalement appelées « haute mer ». Espace où la liberté de passage prévaut, l’autorité d’un Etat ne s’applique qu’aux navires battant le pavillon de cet Etat.

Dans le cas de l'Egée, un accord bilatéral antérieur à la Convention de Montego Bay plaçait la limite des eaux territoriales à une distance de 6 milles nautiques de la ligne de rive. On comprend mieux pourquoi la Turquie a toujours refusé de reconnaître la CNUDM qui augmenterait considérablement la souveraineté de la Grèce sur la mer Egée, ne laissant qu'une part dérisoire à l'Etat turc. Déjà avec la règle des 6 milles nautiques, la Grèce exerce sa souveraineté sur 44 % de la Mer Egée, là où la Turquie n’en contrôle que 8 %. Mais avec les règles de Montego Bay, la Grèce contrôlerait 72 % de la Mer Egée laissant à la Turquie seulement 9 %. Les eaux internationales égéennes passeraient également de 49 % de la superficie totale à seulement 20 %.

Limites des eaux territoriales grecques et turques suivant la définition des 6 mn actuellement en vigueur

Limites des eaux territoriales grecques et turques suivant la définition des 12 mn prévu par la CNUDM


Source : Wikimedia commons, [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
Note : les îles de Gaudos, au Sud de la Crête, et de Castellorizo, à environ 100 km à l’Est de l’île de Rhodes, n'apparaissent pas sur ces carte)

Ainsi, tout en portant ses eaux territoriales à 12 milles nautiques en Mer Noire et en Méditerranée (notamment en face de Chypre), la Turquie refuse que la Grèce fasse de même en Egée arguant que la Convention de Montego Bay ne s’applique qu’aux Etats l’ayant ratifiée. Cette position de statu quo est soutenue tacitement par les puissances de l'OTAN ainsi que la Russie qui estiment qu'un élargissement des eaux territoriales grecques serait néfaste pour la libre circulation des navires en mer Egée, et notamment des navires de guerre8. Ce sont donc bien ici les îles qui sont le principal enjeu, car si la Grèce et la Turquie ont à peu près la même longueur de côtes bordant la mer Egée, la possession par la Grèce de presque toutes les îles égéennes lui confère un contrôle de droit mais aussi de fait sur une très grande partie de l'espace égéen.

Le cas des deux îlots minuscules que les Grecs appellent Imia9 et que les Turcs nomment Kardak est particulièrement emblématique des tensions qui naissent régulièrement entre les deux pays au sujet de la souveraineté des îles de l'Egée. Les deux rochers en question sont bien-sûr inhabités et ne mesurent chacun qu'à peine 200 mètres de long pour 100 mètres de large ce qui en fait une étendue d’environ 4 hectares située entre l'île grecque de Kalolimnos (elle aussi inhabitée) et la côte turque d'Asie Mineure. Leur importance ne se conçoit que dans leur capacité à définir la frontière gréco-turque et dans le vide juridique laissé par l'accord de 1947 qui rétrocède le Dodécanèse à la Grèce après son occupation par l’Italie (1912-1947). Le traité signé à Paris par les deux parties ne mentionne en effet que les îles habitées et ne prévoit aucun statut pour les cailloux émergés où aucune occupation humaine n'est de toute façon possible.

Image satellite des îlots de Imia/Kardak (au centre)
A gauche de l'image, l'île grecque de Kalolimnos. A droite, la côte turque d'Asie Mineure et la ville de Karabağ

Image extraite du logiciel Google Earth, copyright : 2019 CNES / Airbus, 2019 Maxar Technologies

Les deux îlots ont brièvement été occupés par les forces armées turques en 1996 ce qui a mené à une crise grave que seule la diplomatie américaine a pu résoudre10. Le problème est cependant beaucoup plus important à Castellorizo11, car si l'île est démilitarisée depuis 1947 – comme tout le Dodécanèse – il s'agit là aussi d'une île grecque qui se trouve à l'intérieur de la ligne de rive turque à l'extrémité sud de l'Asie Mineure. Ces « zones grises »12 ne concernent pas moins d'une douzaine d'îles le long des côtes turques dont certaines sont aujourd'hui habitées comme Castellorizo, Fourni, Arki, ou Agathonisi.

Un autre aspect de ces revendications territoriales est la présence d’importantes ressources en Mer Egée. D'après la CNUDM, chaque Etat signataire peut revendiquer une zone d’influence supplémentaire située dans un rayon de 200 milles nautiques13 non pas pour y exercer une souveraineté pleine et entière comme dans le cas des eaux territoriales mais pour y avoir le droit d’exploiter les ressources de la mer et des fonds marins. Cette Zone Economique Exclusive (ZEE) permet ainsi de revendiquer une priorité sur l'exploitation de toutes les ressources qui se trouvent dans cette zone aussi bien sous le niveau de la mer que sous les fonds marins. Si elle était appliquée en Mer Egée, la CNUDM donnerait ainsi à la Grèce le droit d'exploiter les ressources d'une grande partie des 49 % d'eaux internationales que compte la Mer Egée ne laissant à la Turquie qu'une part dérisoire. La Turquie, qui continue de revendiquer un statut particulier pour la mer Egée en raison de ses conditions géographiques et d’un accord antérieur, refuse toute exclusivité économique de la Grèce sur les ressources égéennes.

Tant que les ressources de la mer Egée se limitaient à des zones de pêche, les deux parties pouvaient toujours arriver à un accord tacite moyennant quelques tensions passagères, mais lorsque la Grèce découvre en 1973 un gisement de pétrole au large de l'île de Thasos dans une zone située au-delà de ses eaux territoriales et parfaitement accessible aux navires de prospection turcs, Ankara s'empresse de délivrer des permis de recherche d'hydrocarbures à des sociétés turques sans qu'aucun accord international ne l'y autorise mais sans qu'aucun texte ne l'en empêche non plus. La position de la Turquie est de définir une ligne médiane qui lui permettrait d’exploiter les ressources souterraines de toute la moitié est de la mer Egée (à l’exception des eaux territoriales situées autour des îles grecques) laissant à la Grèce la moitié occidentale. La Grèce propose de son côté à la Turquie les droits d'exploitation de zones situées entre les îles grecques du Nord Egée et une partie du Dodécanèse en vertu de l'étendue des côtes que possède la Turquie en Asie Mineure mais n’entend accorder au voisin Turc aucun droit de forage au cœur de la mer Egée. En attendant, aucune des deux parties n’a suffisamment de poids pour imposer sa vision et les puissances riveraines se satisfont d’un statu quo qui ne donne l’avantage à personne.

Situation du gisement pétrolier de Thasos en Nord Egée

Les navires turcs de prospection peuvent également accéder au gisement depuis Gökçeada sans passer par les eaux grecques
Croquis réalisé par l'auteur

D’ailleurs, une exploitation d’envergure des ressources pétrolière de l’Egée aurait des conséquences sur l'environnement dans une mer où la majorité des îles sont des zones protégées, à l’image de l'île-réserve de Tilos dans le Dodécanèse. On remarque ainsi une sanctuarisation des espaces qui révèle des stratégies d’appropriation de la part des Etats car la capacité à définir des zones protégées relève de leur souveraineté. Cette politique est soutenue par l’industrie touristique qui représente la principale source de revenu des îles de l’Egée.

Paysage de l'île de Tilos, reserve naturelle nationale

Wikimedia commons, Pavlos11 [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]

Enfin, la période estivale nous rappelle également l’importance des flux migratoires dans cette région. On estime qu'entre 200 et 250 personnes en moyenne passent la frontière gréco-turque chaque jour14 en dépit des postes frontières et des champs de mines qui sont régulièrement la cause d'accidents tragiques. De nombreux migrants espèrent ainsi gagner l'Union Européenne en profitant des nombreuses difficultés matérielles que pose la surveillance des centaines d'îlots et d'îles qui longent la côte turque. La multiplication des conflits au Moyen-Orient suite aux guerres d'Afghanistan (2001), d’Irak (2003), de Libye (2011) puis de Syrie (2011-aujourd’hui) poussent de plus en plus de personnes à quitter leur pays pour des raisons de sécurité en passant par cette région qui a l'avantage d'être le point de passage le plus court vers l'Europe depuis que le détroit de Gibraltar et le sud de l'Italie ont été verrouillés par FRONTEX. En plus des flux de migrants, de nombreux trafics s'opèrent dans la région pour faire passer des produits illicites en provenance du Moyen-Orient et de Turquie vers l'Europe voisine. C'est dans ce cadre qu'a été créée en 2004 l'agence européenne FRONTEX qui mène une opération permanente15 dans les îles grecques du Dodécanèse et du Nord Egée. Depuis les événements de Syrie, la surveillance des migrants illégaux a été étendue à la Crète et l'ensemble du Nord Egée16.

Nous l’avons vu, l’espace égéen revêt une importance géopolitique majeure. C’est une région qui centralise les échanges au niveau régional et s’inscrit dans un espace mondialisé. C’est également une région qui dispose de ressources importantes : îles paradisiaques très prisées des touristes, zones de pêche, hydrocarbures et même réserves naturelles pour espèces menacées. Et enfin, c’est un territoire qui fait l’objet de stratégie d’appropriation, de la part des acteurs étatiques notamment.

Juin 2019

1.Les textes homériques ont probablement été rédigés au VIIIème siècle avant J.-C.

2.Emile Kolodny, La population des îles de la Grèce, essai de géographie insulaire en méditerranée orientale, Edisud, Aix-en-Provence, 1974.

3.Michel Sivignon (dir.), Atlas de la Grèce, la Documentation française, Paris, 2003.

4.Marina Rafenberg, « Pour Pékin, la « nouvelle route de la soie » passe par Athènes. », Le Monde Economie, 31 juillet 2017

5.Cela implique également la délimitation des zones aériennes qui sont par définition situées au-dessus du territoire terrestres et des eaux territoriales d'un Etat.

6.Définie comme la ligne qui délimite les eaux se trouvant dans une zone faisant naturellement partie du territoire d'un Etat, c'est-à-dire la ligne que décrit la mer à marée basse et qui comprend les baies ou les zones relativement petites situées entre les côtes et des îles proches.

7.Soit environ 22 kilomètres (1 mille nautique valant exactement 1 852 mètres).

8.L'Egée est ainsi un point de passage obligé pour les navires de l'OTAN mais aussi les navires russes et si les détroits turcs font l'objet d'accords internationaux, nul ne connait le statut que réserverait l'Etat grec à ses eaux territoriales élargies.

9.Ίμια.

10.Georges Prévélakis, Géopolitique de la Grèce, Ed. Complexe, Bruxelles, 2006, p. 25

11.Καστελόριζο : de l'italien Castello Rosso (« château rouge ») que les Grecs nomment également Μεγίστη (Meyisti), « la plus grande ».

12.Le concept est utilisé pour la première fois en 1996 par le Ministre turc des Affaires étrangères. Il désigne les territoires considérés comme « disputés » par la Turquie, qui considère donc que ces territoires lui appartiennent.
BERTRAND, Gilles. 1. Démembrement de l’Empire ottoman et mini-guerre froide In : Le conflit helléno-turc : La confrontation des deux nationalismes à l’aube du XXIe siècle [en ligne]. İstanbul : Institut français d’études anatoliennes, 2003. <http://books.openedition.org/ifeagd/1319>.

13.Voire même davantage dans certains cas qui ne concernent pas la mer Egée.

14.Georges Prévélakis, Géopolitique de la Grèce, Ed. Complexe, Bruxelles, 2006.

15.Il s'agit de l'opération Poséidon qui remplace l'ancienne opération Rabit.

16.Source : http://www.frontex.europa.eu/newsroom/news_releases/art104.html