A l'Est, quoi de nouveau ?

Nouvelles d'Europe Centrale et Orientale.

Par Robin Durand

Ces derniers jours ont vu la reprise des combats au Haut-Karabakh, région du Caucase disputée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Des tensions étaient déjà apparues au mois de juillet dernier avec des échanges de tirs de part et d’autre de la ligne de démarcation après une période de quelques années de calme relatif. Aujourd’hui, nous assistons aux prémices d’une véritable guerre avec utilisation d’armes lourdes et ouverture de plusieurs fronts1. Les deux parties se rejettent la responsabilité de l'escalade et se préparent à mener une guerre qui s’annonce meurtrière. L’Arménie a annoncé la mobilisation de tous ses réservistes, l’Azerbaïdjan de son côté mobilise son armée et ses équipements dernière génération : avions et drones. Les événements s’enchaînent rapidement et c’est plutôt la confusion qui règne dans le paysage médiatique à l’heure des annonces incomplètes, des démentis et de la mauvaise foi des deux côtés.

La question du Haut-Karabakh avait déjà été abordée dans l’article sur l’Arménie mais il m’a semblé que l’évolution récente de la situation ainsi que la complexité du problème méritaient qu’on s’y attarde un peu plus longuement et qu’on revienne sur les processus ayant mené au conflit. Conflit qui paraît aujourd’hui insoluble.

Le Haut-Karabakh2 est une région montagneuse isolée qui s’étend au Sud de la chaîne du Caucase. Il est situé entre le plateau iranien au Sud, les montagnes d’Arménie à l’Est et la vallée de la Koura à l’Ouest qui descend jusqu’à la Caspienne. A la suite des découpages territoriaux des Bolcheviks dans les années 1920-1930 et l’incorporation de la République de Transcaucasie à l’Union Soviétique, ce territoire peuplé à l’époque en majorité d’Arméniens est rattaché à la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan, peuplée quant à elle en majorité d’Azéris3. La région, entourée de villages azéris, reçoit en 1937 le statut d’Oblast autonome, en raison de sa composition ethnique particulière4.

Groupes ethno-linguistiques du Caucase en 1887
Le Haut-Karabakh est peuplé d'Arméniens et d'Azéris

Wikimedia commons, [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

Les prémices du conflit sont déjà là. Les Arméniens estiment que ce territoire doit être rattaché à l’Arménie, les autorités azerbaïdjanaises de leur côté insistent sur le découpage arbitré par Moscou et le statut particulier dont bénéficie la région, censé garantir la liberté culturelle des Arméniens. Durant toute l’époque soviétique, les tensions sont importantes entre les deux républiques mais le contrôle total du parti communiste sur les organes de presse ne laisse rien parvenir à l’opinion publique. La situation change avec la politique de réforme engagée par Mikhaïl Gorbatchev en 1985. La pérestroïka, ou « reconstruction du communisme en URSS », et surtout la glasnost, ou « transparence », donnent une liberté de parole aux citoyens soviétiques et le conflit refait rapidement surface.

Les premiers combats armés éclatent en 1988, alors que les deux républiques sont encore rattachées à l’Union Soviétique. En février, un pogrom contre les Arméniens survient dans la ville de Soumgaït, au Nord de Bakou, à la suite de révélations sur des violences organisées par les Arméniens contre les Azéris. Les événements tournent au conflit armé. A ce moment du récit, il est important de préciser un élément central dans ce conflit. Nous l’avons dit, le conflit est latent depuis le début du XXème siècle, les provocations sont régulières des deux côtés et chacune des deux parties reste absolument convaincue de son bon droit. Il est illusoire dans ce contexte d’espérer trancher la question de la responsabilité et nous partirons du principe que les torts sont partagés.

Cette même année 1988, Gorbatchev qui visite les ruines de Gyumri ravagée par un tremblement de terre meurtrier quelques semaines plus tôt s’agace qu’on lui parle sans cesse du Haut-Karabakh alors que le pays connaît un pareil malheur. On comprend sa réaction dans ce contexte mais il apparaît alors nettement que les autorités soviétiques sont complètement passées à côté de la problématique nationale, et ce autant dans le Sud Caucase que dans le reste du pays, conséquence inéluctable de l’absence de liberté d’expression en URSS et de la minorisation de la question ethnique en URSS pour des raisons idéologiques.

Ce que l’on peut maintenant appeler la Première Guerre du Haut-Karabakh se poursuit ainsi durant six années avec son lot d’atrocités, de déplacements de populations et de frustrations des deux côtés. En 1994, un cessez-le-feu est signé entre les deux parties alors que l’Azerbaïdjan craint que l’Arménie profite de sa supériorité du moment pour marcher sur Bakou.

Groupes ethno-linguistiques du Caucase après la Première Guerre du Haut-Karabakh
Le Haut-Karabakh apparaît comme majoritairement peuplé d'Arméniens

Wikimedia commons, [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

Il est important de s’arrêter brièvement sur la situation à la fin de la Première Guerre. Le statu quo imposé par le cessez-le-feu ne satisfait véritablement personne. L’Azerbaïdjan perd de facto une part importante de son territoire : presque l’intégralité de l’ancien Oblast autonome du Haut-Karabakh, mais également 7 districts azerbaïdjanais que l’Arménie occupe pour bénéficier d’un accès aux territoires conquis et instaurer un glacis protecteur autours du Haut-Karabakh. Pour une nation qui vient pour la première fois d’accéder à l’indépendance, le traumatisme est terrible. De son côté, l’Arménie a perdu beaucoup d’hommes et de ressources durant le conflit. Elle hérite d’un territoire ravagé par les combats et sans aucune reconnaissance internationale. La Turquie, alliée de l’Azerbaïdjan, lui impose un blocus sur sa frontière occidentale ce qui isole encore un peu plus cet Etat déjà enclavé. De part et d’autre de la ligne de démarcation, les belligérants installent des postes militaires et la frontière arméno-azerbaïdjanaise devient un véritable rideau de fer.

Durant la seconde moitié des années 1990, on assiste à ce qu’Aleksandr Iskandaryan appelle la « karabakhisation »5 de la politique nationale. Ce terme, bien que forgé dans le contexte arménien, peut tout à fait être appliqué à la situation en Azerbaïdjan : la vie politique des deux pays à partir de 1994 est entièrement liée à la question du Haut-Karabakh6. Tout tourne autours de cette question et les débats politiques finissent toujours par revenir sur la question. Côté arménien, le voisin azéri est assimilé aux génocidaires turcs du début du siècle et le Haut-Karabakh devient une question existentielle. Côté azerbaïdjanais, les Arméniens, par nationalisme et par expansionnisme, occupent illégalement leur territoire et les isolent volontairement du Nakhitchevan. Comme le rappelle Thomas de Waal dans son ouvrage Black garden7, chacun des deux discours a sa part de légitimité et bien qu’ils s’excluent mutuellement, on est tenté de donner autant raison à l’un qu’à l’autre.

Durant ces vingt-six ans qui nous séparent du cessez-le-feu, les deux pays ont mené à deux reprises des négociations de paix qui auraient pu aboutir à une normalisation des relations et une solution au conflit. A la fin des années 1990, sous l’impulsion de Madeleine Albright, secrétaire d’État de l’administration Clinton, les présidents Kotcharyan et Aliev se rencontrent à cinq reprises pour négocier l’application du plan Goble8 qui prévoit un échange de territoires entre les deux parties. Le plan est une solution de compromis, chacun des deux Etats doit céder une partie de son territoire pour obtenir gain de cause. Les négociations sont difficiles. Il faut dire que chacun des deux Etats a mené au préalable des campagnes domestiques de propagande à des fins politiciennes et que les opinions publiques ne sont pas prêtes à faire des concessions. Les négociations s’arrêtent finalement brusquement en 1999 lorsque des hommes armés débarquent au parlement arménien et tuent les deux principaux négociateurs9 : le premier ministre Vazgen Sargsyan et le président de l’assemblée nationale Karen Démirchyan. L’attentat est attribué à des groupes nationalistes opposés aux négociations de paix avec l’Azerbaïdjan.

Découpage territorial selon les principes du plan Goble
L'Arménie réstituerait les territoires occupés à l'Azerbaïdjan à l'exception du corridor de Latchine, en orange le Haut-Karabakh est rattaché à l'Arménie, en jaune le corridor de Meghri est rattaché à l'Azerbaïdjan et lui donne un accès au Nakhitchevan

Croquis réalisé par l'auteur

Une autre opportunité apparaît en 2011 sous l’égide cette fois-ci de Dmitri Medvedev alors président de Russie et soutenu par Barack Obama et Nicolas Sarkozy. Les présidents des deux pays, SerzhSargsyan et Ilham Aliev10, se rencontrent à Kazan et s’accordent sur les principes de Madrid qui prévoient, là aussi, un échange de territoires mais dans des proportions différentes. Ici aussi, et de façon encore plus marquée, les deux leaders sont limités dans leur décisions par les opinions publiques de leurs pays respectifs campées sur des positions maximalistes. Les deux participants se concentrent finalement beaucoup plus sur la recherche d’un moyen de faire porter le chapeau de l’échec des négociations à l’autre qu’à la recherche d’une solution au conflit. Le processus de Kazan est finalement un échec, au grand dam de Dmitri Medvedev qui aurait bien voulu finir son mandat de président sur une belle victoire diplomatique.

Découpage territorial selon les principes de Madrid
En rouge les territoires que l'Arménie réstituerait à l'Azerbaïdjan, en orange le Haut-Karabakh dont le sort serait fixé par un référendum, en jaune deux districts azerbaïdjanais utilisés par l'Arménie pour accéder au Haut-Karabakh

Wikimedia commons, [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

Aujourd’hui, la réactivation du conflit intervient dans un contexte différent. L’Azerbaïdjan est bien plus riche et puissant qu’en 1994. Le développement rapide de son industrie pétrolière et ses relations privilégiées avec la Turquie lui permettent de dépenser sans compter en armement de pointe. Aliev insiste d’ailleurs régulièrement sur la nouvelle position de force de l’Azerbaïdjan dans le conflit. Le facteur politique interne doit également être évoqué ici : l’Azerbaïdjan souffre économiquement des restrictions liées à la crise sanitaire et aux faible cours actuel du pétrole. Le règne sans partage du clan Aliev sur le pays depuis vingt-sept ans ne permet pas de blâmer les prédécesseurs et une guerre au Haut-Karabagh permettrait de détourner l’attention de l’opinion publique. Ce pourrait également être une tactique pour gagner des positions sur le front du Haut-Karabakh afin de le présenter comme une victoire du régime auprès des Azerbaïdjanais et reprendre les négociations avec l’Arménie en position de force. L’Azerbaïdjan peut également compter sur le soutien indéfectible de la Turquie et de son président Recep Tayyip Erdoğan, seul responsable politique à ne pas appeler à l’apaisement.

L’Arménie de son côté est présidée depuis 2018 par Nikol Pachinyan, un démocrate issu de la société civile qui a peut-être été perçu à tort par Bakou comme moins belliqueux que ses prédécesseurs. Ce qui apparaît assez nettement c’est que Pachinyan ne plaît guère à Moscou qui ne se presse pas de lui venir en aide malgré plusieurs conversations téléphoniques avec Vladimir Poutine cette semaine. La position de la Russie jouera certainement à cet égard un rôle déterminant dans la suite de ce conflit. Ce rôle ne pourra de toute façon pas être joué par un Donald Trump affaibli en pleine campagne pour sa réélection. La Russie, qui a toujours soutenu les deux parties, pourrait jouer les intermédiaires, comme en 2011, et obtenir un arrêt des combats et une reprise des négociations de paix.

Aucune des deux parties ne peut aujourd’hui l’emporter sur l’autre. L’Arménie apparaît plus faible militairement mais dispose d’une armée nombreuses et entraînée. L’Azerbaïdjan peut infliger des pertes très importantes à l’Arménie mais une victoire totale n’est pas envisageable. Le conflit qui se dessine est donc certainement une répétition du premier acte : beaucoup de pertes pour finalement un statu quo qui n’arrange personne. Nous l’avons vu, le conflit au Haut-Karabakh est particulièrement complexe et intriqué. C’est un conflit qui empoisonne le développement de toute la région depuis plus de trente ans et a déjà causé des ravages considérables. Avec la reprises des combats, il apparaît de manière encore plus évidente que la solution à ce conflit n’est pas militaire et que seules des négociations apaisées et une bonne dose de courage politique pourront amener la paix dans la région.

Paysage du Haut-Karabakh

Wikimedia commons, [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

Septembre 2020

1.Les combats ont lieu au Haut-Karabakh et le long de la frontières arméno-azerbaïdjanaise.

2.Ou Nagorno-Karabakh ou encore Artsakh (Արցախ) dans les sources arméniennes.

3.Les Azéris sont un peuple du Caucase majoritairement musulmans et très proches des Turcs de Turquie.

4.Annie et Jean-Pierre Mahé, Histoire de l’Arménie des origines à nos jours, Perrin, 2012.

5.A. Iskandaryan, B. Arutyunyan. Armenia: « Karabakhization » of national history in K. Iyermakher, G. Bordyugov. National histories in the Soviet and post-Soviet states, Moscow, 1999

6.Taline Papazian, L’Arménie à l’épreuve du feu : forger l’Etat à travers la guerre, Editions Karthala, Paris, 2016, pp. 187-191.

7.Thomas de Waal, « Black Garden: Armenia and Azerbaijan Through Peace and War », NYU Press, 2003.

8.Du nom de Paul A. Goble, un analyste américain spécialiste de la Russie et de l’espace post-soviétique, auteur du plan en question.

9.L’attentat fait en tout 8 victimes.

10.Fils et successeur de Heydar Aliev, président d’Azerbaïdjan de 1993 à son décès en 2003.